Cheick Tidiane Seck, une prière afro jazz à Randy Weston

Célébrant la mémoire du pianiste new-yorkais mort il y a un an, le Malien sort «Timbuktu», un album fait de reprises de thèmes composés par son ami, auquel il rendra hommage ce jeudi à Jazz à la Villette avec Archie Shepp.

Un des nombreux surnoms de Cheick Tidiane Seck est «le Black Bouddha». Photo Nikola Cindric

Des claviers dans l’entrée, une batterie dans une chambre, des guitares près du canapé, des percussions et disques durs en pagaille aussi… La musique est partout chez Cheick Tidiane Seck. Ce bric-à-brac raconte beaucoup de ce qu’il fabrique, des bandes-son autant enracinées dans l’empire des sons du Mali que branchées sur le monde de la musique. A l’image des souvenirs glanés qui s’entassent – un sombrero au-dessus de la pile -, l’intérieur parisien du maestro malien a tout du Merz, ce mouvement artistique créé par Kurt Schwitters. Tout aussi singulier que ce personnage aux nombreux surnoms, qui s’est toujours démultiplié : il parle dans un même élan de la charte du Kouroukan Fouga, texte fondateur du XIIIe siècle dont il est en train de finaliser les arrangements pour l’Unesco, de la version gravée au Chili du Opposite People de Fela qui grimpe à 6 millions de vues sur YouTube, de France à fric, un réquisitoire de Rockin’ Squat sorti en 2008, de la starlette roumaine Anca Pop avec qui il a enregistré avant son brutal décès fin 2018, et d’un inédit avec Don Cherry en Grèce, fin des années 80. Ça se passe comme ça chez le «Black Bouddha» : les époques, les styles, les pays, les gens, se mêlent harmonieusement.

Diaspora. Et c’est bien naturellement qu’il a accepté la proposition du label Komos de rendre hommage à l’immense Randy Weston, mort il y a tout juste un an. «Randy me recevait chez lui, à Brooklyn, comme il venait à la maison, à Bercy. Il était en recherche de son africanité, au-delà même de la question musicale.» Proche d’Ornette Coleman, pote de Roy Hargrove, disciple de Jimmy Smith, adepte de Joe Zawinul et complice de Hank Jones, le Malien, natif de Ségou, a toujours été à sa main sur le terrain d’un certain jazz, traduisez ouvert d’esprit. Autant que l’était le pianiste new-yorkais dont il reprend une partie du répertoire. La concordance des temps a la force de l’évidence entre ces deux passeurs qui ont bien des choses en commun, à commencer par «l’Atlantique noir», vaste espace en constante reformulation irrigué autant par la mémoire réactive d’une diaspora que par les actuelles secousses de l’Afrique de l’Ouest.

Ce n’est d’ailleurs pas par hasard si l’album s’ouvre par Tanjah, composition de Weston qui rappelle son ancrage marocain. S’il parcourut dès les années 60 l’Afrique de long en large, c’est au Maroc que le pianiste établit une durable connexion avec les Gnaoua, ces gardiens du mémorial groove guinéen. Cheick l’y croisa au festival d’Essaouira. «Comme il était à Marrakech, il est venu juste pour me voir. C’était quelqu’un, Mr Randy !» Mr Randy, c’est la seule composition signée par le Malien, affolant le Moog en guise de conclusion. «J’ai créé un beat très spécial pour ce titre. Plus largement, ce disque, c’est ma vision de sa pensée, plus qu’une relecture de son message musical. Je voulais que ce soit joyeux, car c’était la personnalité de Randy.»

Les éclats de rire, le bon plaisir, voilà un autre trait commun de ces deux pianistes hors-norme, «pourvu que ça groove», non sans blues, comme sur le profond In Memory of. Le bleu était la couleur de Randy Weston chez les Gnaoua, c’est celle qui orne la couverture de ce disque, où «Cats» – autre surnom, en forme d’acronyme, de l’ex-clavier du Super Rail Band – s’appuie sur ses fidèles, dont Marque Gilmore, plus calme que de coutume aux baguettes, et nous révèle le talent du saxophoniste Yizih Yode. «Je ne pouvais pas imaginer un jeune Ivoirien avec ce son de sax, aussi lyrique que technique.» En studio, ce dernier aura pu échanger avec Manu Dibango, invité sur une paire de thèmes. Sur la scène de la Villette, il va côtoyer un autre iconique vétéran, Archie Shepp. Et comme à Marciac (Gers), Cheick ne manquera pas de saluer Hank Jones, en reprenant Make, un morceau qui invoque les ancêtres.

«Pèlerinage». Spirit of Our Ancestors, c’était un disque de Randy, où figure Ganawa (Blue Moses). Le Malien en livre deux visions : une au Fender Rhodes, l’autre au piano. On y retrouve l’inimitable signature mélodique de Weston, on y redécouvre l’incroyable sens du phrasé de Cheick, ses terribles accents ouest-africains. Ceux-là mêmes qui habitent Timbuktu, un blues sombre, grave, enregistré en 2013 par l’aîné américain avec le saxophoniste Billy Harper, d’à peine plus de deux minutes et devenues neuf minutes dans les doigts du cadet. «Pour ses 90 ans, en 2016, Randy m’avait invité à Jazz à Vienne. Et après le concert, il m’avait confié une clé USB avec Timbuktu pour que je l’écoute tout particulièrement. Ce thème avait une importance pour lui. Je me suis servi de l’essence de sa mélodie, cette phrase qui s’appuie sur un mode semi-oriental, en développant avec le vrai rythme de Tombouctou : le takamba. Un rythme tamasheq que les Songhaï ont récupéré.»

La flûte peule d’Ali Wagué confère d’emblée un aspect solennel, parfait pour célébrer l’aura du grand pair (et bien plus approprié que les mots prononcés par Abd al-Malik, limite hors sujet). Tombouctou, lieu de mémoire et terroir de transit, fut l’épicentre du savoir universel au Moyen Age, désormais souillé par des combats d’arrière-garde menés au nom d’un jihad converti au narcotrafic. C’est pour toutes ces raisons qu’il est apparu comme le titre idoine de ce dual recueil qui retrace un portrait sensible d’un aîné disparu, tout autant que s’y réfléchissent les traits subtils de Cheick. «Symbole de spiritualité, ce lieu de pèlerinage pour toute l’Afrique rayonnait bien au-delà du Sahel. D’ailleurs, le premier nom du port d’Essaouira, c’est « la porte de Tombouctou ». Cette ville m’identifie au projet, tout en honorant la soif d’africanité de Randy.» L’accord parfait, on vous le dit.

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